Faut-il être sataniste pour être un artiste à succès ? (vice.com)
Dans l’étrange milieu de la musique, il n’y pas que les leaders de groupes de death metal hurlant dans un micro leur amour pour des maladies incurables qui sont vus comme habités par le diable. Tout bon chanteur qui se respecte se doit d’avoir, au moins un jour, été accusé de pactiser avec Satan. Après tout, avoir un talent qui est perçu comme inhumain devrait être flatteur pour n’importe quel artiste.
Dernièrement, le rappeur américain Travis Scott s’est retrouvé au coeur des théories conspirationnistes. Le 5 novembre 2021, un de ses concerts à Houston aux États-Unis s’est transformé en cauchemar. Un mouvement de foule a causé la mort de dix personnes et des centaines de blessés. Dès le lendemain, des pseudos enquêteurs – des tiktokeurs – ont analysé les images du concert et en ont déduit un rituel sacrificiel. Dans des centaines de vidéos, le rappeur est accusé d’avoir offert les âmes de ses fans décédés à Satan. Du t-shirt qu’il portrait qui représentait des démons, à la forme de la scène qui ressemblait à un portail avec des flammes jusqu’à la fosse en forme de croix inversée, tout est bon pour alimenter les théories les plus fumeuses des internautes. Il faut dire que Travis Scott a mal choisi son slogan “See ya on the other side” (“on se revoit dans l’au-delà”) pour un concert qui a viré au drame.
Chez les chanteurs francophones, nombreux sont ceux aussi à être considérés comme des suppôts de satan. Surtout quand notre star nationale Johnny Hallyday chante « Je suis le fils de Lucifer, seigneur et maître de la Terre. Je sème la mauvaise parole. Quand vous pleurez, moi, je rigole. » En chantant cela, ce dernier ne s’attendait pas à ce que certains le prennent au pied de la lettre, alors qu’il est pourtant commun dans la musique de faire des références au diable. Même le rap et la variété ont été touchés par le phénomène. En lançant une ligne de vêtements pour enfants, Céline Dion a été accusée de satanisme par un prêtre et JUL avec son signe emblématique des mains a bien sûr été considéré comme les cornes du diable – surtout avec sa couverture d’album Tchikita qui n’est autre que ce signe en feu.
« On ne se promène pas avec des ailes de poulet dans les poches et je fais pas des pentagrammes le soir dans ma douche »
Un autre rappeur marseillais a également été accusé à maintes reprises de satanisme : SCH. L’artiste a même déjà donné une interview où il répond à ces spéculations. « Non je ne suis pas sataniste », affirme-t-il flegmatique. Dans quelques clips, le rappeur a, en effet, fait quelques références à l’Enfer. Réputation qu’il se traîne maintenant comme un fardeau. « Si tous les gens qui faisaient des triangles et des ronds dans les clips étaient des satanistes, on serait dans un monde bien sombre. [ … ] On ne se promène pas avec des ailes de poulet dans les poches et je fais pas des pentagrammes le soir dans ma douche », raconte-t-il à Alohanews.
Laurence Wuidar, musicologue et autrice de Musique et démonologie à l’aube des temps modernes, estime que l’idée de pacte avec le diable remonte à l’époque des chasses aux sorcières : « Cela naît avec la première grande époque de la sorcellerie en Occident durant la fin du XVème siècle. La particularité de la sorcière ou du sorcier est d’avoir vendu son âme et conclu un pacte avec le diable. Il a d’ailleurs des signes de ce pacte avec une petite entaille dans le pouce ou derrière l’oreille. Des choses discrètes qui sont considérées comme des signes de sorcellerie ». À cette époque, la musique n’est pas encore directement liée aux démons.
C’est la plus célèbre oeuvre de Goethe, Faust, qui met au goût du jour le pacte avec le diable. Jusqu’alors on parlait plus de possédés que de partisans du diable. L’un est voulu (le pacte) et l’autre est imposé (la possession). On cherche à comprendre l’inexplicable : « Si un imbécile parle le latin, si un simplet parle grec, si quelqu’un qui n’a jamais appris à jouer d’un instrument chante ou joue de manière merveilleuse, ça ne peut pas être une faculté naturelle donc ça doit être une faculté surnaturelle, qui est en l’occurrence soit divine soit diabolique », continue la musicologue.
« On doit expliquer ces dons musicaux exceptionnels, comprendre d’où cela vient, ce qui deviendra la notion de génie n’existe pas encore » – Laurence Wuidar
Mais attention, qui dit que cette capacité à si bien jouer de la musique proviendrait du diable et non d’un miracle de Dieu ? Pour Laurence Wuidar, « on doit expliquer ces dons musicaux exceptionnels, comprendre d’où cela vient, ce qui deviendra la notion de génie n’existe pas encore. » Il faut donc discerner le diabolique du divin et vous vous en doutez, ce n’était pas toujours facile. Bien entendu lorsqu’un artiste fait des références directes au diable, leur procès est fait d’avance. Mais pour les autres, il faut se décider : s’agit-il d’un saint ou un hérétique ? « C’est difficile de faire la différence parce qu’ils ont pas mal de points communs, il ne faut pas se planter ! Généralement, ça passait par la vertu de l’individu et sa santé mentale », termine Wuidar.
Si les complotistes se sont aujourd’hui emparés de ces théories, il s’agissait avant tout des religieux il y a encore quelques années. « Depuis toujours, il y a eu au sein des religions, du christianisme, de l’islam et de l’hébraïsme, une ambivalence intrinsèque concernant la musique. Elle est capable de transporter l’âme dans les sphères divines mais est aussi considérée comme quelque chose de dangereux qui pénètre le corps humain » dit-elle. Dans le monde hébraïque par exemple, David chante les psaumes et joue de son instrument pour être en contact avec l’esprit divin. C’est un moyen de communiquer avec Dieu. Dans le christianisme et l’islam, la musique peut aliéner notre libre arbitre et nous faire perdre la raison. Dur de savoir quoi penser de la musique après tout ça.
La musique est ambivalente, elle peut être signe de possession mais aussi en être son remède. Dans l’Ancien Testament, David montre qu’un individu peut être possédé par le diable et qu’il faut le libérer de cette emprise par la musique. « La musique peut être l’élément curatif qui permet à l’individu d’être libéré de la présence diabolique ».
« Le premier vrai culte ouvertement satanique, remonte au milieu des années 60, soit pile au moment où on commence à prendre le rock and roll au sérieux » – Lelo Jimmy Batista
Mais si on parle de Satan depuis des siècles, ce n’est pas le cas des satanistes. Lelo Jimmy Batista, journaliste culture à Libération, ancien rédacteur en chef de Noisey et auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma et la musique estime que le concept du satanisme remonte à quelques années seulement. « Il y a eu des précédents dans les années 20 avec une fraternité allemande qui s’appelait Fraternitas Saturni qui était inspirée des poèmes d’Aleister Crowley et qui mêlait Satan à l’astrologie. Mais le premier vrai culte ouvertement satanique remonte au milieu des années 60, soit pile au moment où on commence à prendre le rock and roll au sérieux. » Vu jusqu’alors comme une musique commerciale un peu débile pour adolescents, le rock commence enfin à être considéré avec des critiques de disques poussées et des revues spécialisées. Dans le milieu des années 60, la première église sataniste est fondée aux Etats-Unis, d’abord à Lors Angeles puis à San Francisco par Antoine LaVey. C’est ce dernier qui va véhiculer (sans pour autant l’inventer) l’esthétique du satanisme basé autour des rituels secrets, de croix inversés ou encore de pentagrammes.
« La Church of Satan prône une vraie philosophie qui se base sur l’individualisme, l’autonomie et la non-conformité. Ce n’est pas du tout un truc de diables ou de démons, c’est plus de la philosophie avec une esthétique très forte », raconte Lelo Jimmy Batista. Et cela va forcément intriguer et attirer un certain nombre de personnes y compris des célébrités de l’époque comme le chanteur Sammy Davis Jr. « On a un packaging à la fois glamour et sulfureux, qu’on peut voir comme un cousin du “sex, drugs & rock n roll”. » Une série de magazines érotiques, Black Magic, basés sur l’occulte et le diable voient même le jour. Le satanisme devient à la mode et inspire le cinéma, la musique, la presse. À tel point, que le Time magazine en fait sa une en juin 1972.
Quelques années plus tard, dans les années 80, le satanisme devient un culte à combattre pour les fondamentalistes chrétiens. Ces derniers alertent sur les dangers de cette croyance qui pousse, selon eux, les enfants à commettre des meurtres. Une psychose entretenue par quelques faits divers où les meurtriers se déclaraient satanistes. C’est ce qu’on appelle la “Satanic Panic”, où tout le monde voit des satanistes partout. Madonna, Prince ou encore Ozzy Osbourne n’y échappent pas. « Même les dessins-animés comme Scoubidou (où il y avait beaucoup de fantômes, monstres et démons) sont accusés de satanisme et surtout les Schtroumpfs étaient vus par les fondamentalistes chrétiens comme des créatures mort-vivantes et homosexuelles. »
Il existerait même un accord en particulier dans la musique surnommé “Diabolus in musica”, connu pour sa dissonance auditive, qui permettrait d’invoquer le diable
Alors forcément, cette obsession et cette peur du satanisme a donné quelques idées aux artistes qui ont joué et jouent toujours de ce concept. Le rappeur américain Lil Nas X « utilise le folklore satanique et le mélange avec l’imagerie homosexuelle », précise Lelo Jimmy Batista, ou encore le festival français Hellfest considéré comme un festival qui promet et véhicule la mort par Christine Boutin alors présidente du parti démocrate chrétien. « On a eu énormément de musiciens qui ont utilisé l’imagerie satanique, généralement de manière assez peu sérieuse, juste pour l’esthétique, le côté sulfureux et attirant, mais parfois de manière plus impliquée, comme ça a été le cas avec des groupes de death metal comme Deicide, puis à des degrés divers dans le black metal, des premiers groupes scandinaves comme le groupe Watain qui doit une partie de son succès à tout l’aspect ultra-occulte qu’il cultive. »
Il existerait même un accord en particulier dans la musique surnommé “Diabolus in musica”, connu pour sa dissonance auditive, qui permettrait d’invoquer le diable. Cet accord, appelé plus communément le triton, est totalement interdit par l’Église depuis le Moyen Âge, ce qui n’empêche pas des artistes d’encore l’utiliser. Évité jusqu’au XIXème siècle, il est ensuite utilisé régulièrement dans la musique moderne. Jimi Hendrix, Metallica et même le générique des Simpsons l’utilisent pour sa dynamique toute particulière. Heureusement, aujourd’hui, peu de complotistes connaissent le triton.
Les chants grégoriens Graduale: Misit Dominus contiennent plusieurs tritons.
L’idée du musicien qui s’est lié au diable remonte à un mythe assez récent, celui de Robert Johnson. Ce bluesman américain, sans talent particulier, aurait rencontré le diable et vendu son âme pour devenir un virtuose de la guitare. Aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands interprètes de blues du XXème siècle, cette histoire poursuit toujours à la peau de l’artiste.
Considéré comme bon joueur d’harmonica mais mauvais guitariste, il disparaît pendant quelque temps avant de revenir complètement transformé. La légende raconte qu’il s’est rendu au carrefour des autoroutes 49 et 61 dans le Mississippi où il y aurait fait un pacte avec le diable. À son retour, l’homme joue comme un dieu et fait carrière avant de mourir à l’âge de 27 ans. Il s’agit du tout premier musicien du tristement célèbre Club des 27. En réalité, Robert Johnson aurait fait la rencontre d’Ike Zinnerman, musicien qui deviendra alors son mentor. C’est à force de travail et d’entraînement acharné qu’il reviendra avec une plus grande expérience.
Les gains de popularité soudain font d’eux des musiciens des cibles de choix pour les théories satanistes. L’émergence des concerts n’a fait qu’accentuer cette image de l’artiste corrompu qui a, non seulement, vendu son âme au diable pour réussir dans le domaine musical mais souhaite emporter ses fans dans sa chute. « Les concerts publics sont finalement assez récents dans l’histoire de l’humanité mais on a toujours vu le musicien comme une espèce de médium entre deux réalités, divine ou infernale » affirme Laurence Wuidar. Si assister à un concert nous fait pactiser avec le démon, il risque d’y avoir foule en bas, le jour du jugement dernier. Qui vivra verra comme on dit. En attendant il faut avouer que le titre est assez plaisant à écouter.
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