Black Metal, le retour des profanateurs

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Eglises brûlées, croix renversées, cimetières saccagés: pour la deuxième fois en deux ans, la Bretagne a connu une épidémie de profanations. Trait d’union entre ces actes: le «black metal», une musique qui séduit certains adolescents et inquiète les experts.

Sylvain Besson, Quimper

Publié le 29 juin 2007 à 02:01.

L’odeur du feu prend à la gorge ceux qui s’aventurent dans les vestiges calcinés de la chapelle de la Croix, près de Loqueffret, à l’extrémité ouest de la Bretagne. Le 16 juin dernier, vers 1h30 du matin, un incendie criminel a dévasté cet édifice du XVIe siècle dont il ne reste que les murs et, à l’intérieur, un décor de film d’épouvante: monceaux de poutres noircies, statues défigurées, membres épars d’un Christ de pierre qui a explosé dans la fournaise.

Cinq jours plus tard, les gendarmes français ont arrêté trois hommes de 21 et 22 ans. Ils ont avoué être les auteurs des faits et risquent jusqu’à vingt ans de prison. Leur acte est d’autant plus frappant qu’il n’est pas isolé: l’an dernier, un couple d’une vingtaine d’années avait incendié une autre chapelle près de Saint-Tugdual, à environ 60 kilomètres de Loqueffret. Dans les deux cas, les profanateurs étaient des inconditionnels du black metal, musique sombre et obsédante dont l’influence inquiète policiers, experts et autorités religieuses de toute l’Europe.

La dérive des incendiaires de Loqueffret a commencé le 5 mai dernier. Ce soir-là, ils se rendent à Toul Sable, une boîte de nuit plantée en pleine campagne au nord-est de Quimper. Cinq groupes bretons de différents styles – trash death metal, brutal death metal, Viking metal… – se produisent sur scène. A la sortie du concert, une croix de pierre située à l’écart de la route est brisée et sa base recouverte d’un graffiti composé des lettres ABM, précédées de ce qui ressemble à un crucifix inversé.

Durant les nuits suivantes, les dévastations continuent: des croix sont abattues à mains nues et leurs bases ornées du mystérieux sigle ou d’une rune («thom» ou «thurn») censée protéger les profanateurs. L’utilisation de cet ancien alphabet nordique est typique de l’univers black metal, qui mêle références païennes, rituels satanistes et mythologie heroic fantasy.

Près des décombres fumants de la chapelle de Loqueffret, les gendarmes ont découvert une lettre où les profanateurs expliquaient leur geste. Une autre revendication, signée «TABM» pour «True Armorik Black Metal», a été adressée au Télégramme de Brest, un journal local. «La terre d’Armorique a besoin d’être lavée des intrus qui y ont pris place sans le moindre respect pour nos racines celtiques», affirment les incendiaires. Qualifiant leurs ennemis d’«insectes indésirables», ils appellent «tous les black métalleux» à multiplier les profanations: «Nous frapperons encore, encore et encore, promettent-ils. Le vent glacial du TABM contribuera à l’annihilation du christianisme.»

Le propos peut sembler délirant. Il est en fait assez typique de la tendance «celtique» à laquelle se rattachent les membres du groupuscule. Les chansons de Folge dem Wind («suis le vent», en allemand), un groupe français dont Le Temps s’est procuré un CD dans un magasin de Quimper, sont sans équivoque: «Choisis le chemin de l’hérésie/Crache sur la chrétienté/La lie de l’humanité/Levons la coupe du blasphème/Nous sommes les fils du passé/Nous sommes les enfants de la colère/Nous sommes ceux qui déclarent la guerre au monde moderne.» * La pochette du disque est agrémentée de photos montrant les musiciens du groupe dans une forêt, déguisés en guerriers préhistoriques.

Après leur arrestation, les profanateurs ont expliqué qu’ils préparaient un attentat encore plus spectaculaire pour la nuit du solstice, le 21 juin. Leur soudaine radicalisation rappelle celle du couple établi au centre de la Bretagne qui, en 2006, avait barbouillé des églises et déterré des cadavres avant de mettre le feu à la chapelle Saint-Guen, près du village de Saint-Tugdual. Sa référence était le black metal sataniste et non celtique, mais le but était le même: déclarer la guerre à la société.

«Ils étaient comme des cocottes- minute prêtes à exploser, estime leur avocat, Yves Daniel. Soient ils se suicidaient, soit ils cassaient tout. Ils se sentaient plein de mal.» Libérés dans l’attente de leur procès, les deux jeunes gens seraient revenus à la raison, selon leur avocat. «Ils ont dit aux policiers: Heureusement que vous nous avez foutus en tôle! Car si on ne les avait pas arrêtés, ils continuaient.» Le fait que la Bretagne soit particulièrement touchée par ces nouveaux iconoclastes n’est peut-être pas un hasard. L’ambiance du pays, avec ses ciels bas, ses églises aux sculptures grimaçantes et ses mégalithes moussus, a de quoi impressionner. En 2004, un servant de messe a été poignardé dans la cathédrale de Quimper par un jeune schizophrène fasciné par Satan. Ici, la guerre entre chrétienté et paganisme n’a jamais vraiment cessé: dans certains endroits, des menhirs ont été recouverts de graffitis rouges représentant le sacré-cœur, une signature attribuée à des catholiques intégristes.

Mais l’actuelle vague de profanations est loin de se limiter au territoire breton. Dans le centre de la France, une enquête est en cours après le sacrifice d’une ou plusieurs chèvres par des adolescents. En Suisse romande, depuis 2004, plusieurs édifices religieux ont été dégradés, et des statues de la Vierge ont été mutilées récemment dans le canton de Fribourg (lire ci-dessous). Ces dernières années, des églises ont brûlé en Norvège et des cas de sacrifices humains ont été découverts en Italie, en Pologne et en Finlande.

L’historien des religions Jacky Cordonnier, un spécialiste du satanisme qui a joué un rôle central dans les enquêtes menées en Bretagne, a été menacé de mort et sa voiture a été sabotée. «Sur certains sites internet, on trouvait des messages du genre «Kill Jacky Cordonnier, he must die, die, die»,** raconte-t-il en rigolant à demi.

Selon lui, 62 cas de profanations ont été recensés en France ces deux derniers mois. La moitié serait attribuable à des membres de la nébuleuse métal, gothique ou sataniste. Bien sûr, tous les adeptes du black metal ne sont pas des profanateurs en puissance, loin de là, mais certains parcours individuels peuvent aboutir à des extrémités insoupçonnées. Le cas du couple interpellé l’an dernier en Bretagne est parlant: quand les gendarmes ont arrêté la fille, elle était en train d’enlever les cheveux du crâne d’un cadavre qu’elle avait déterré avec son compagnon.

Désormais, les autorités françaises prennent le phénomène au sérieux. Des réflexions sont en cours pour mieux protéger les milliers de chapelles et de calvaires des campagnes bretonnes. Un guide élaboré par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) permet aux policiers de décoder les signes satanistes et de distinguer les démons comme Béhémoth ou Bélial.

L’Eglise, aussi, s’interroge devant cette flambée d’obscurantisme noir. La ligne catholique dominante y voit une nouvelle preuve des méfaits de la «culture de mort» – films ultraviolents, sites internet appelant au suicide, rockers dépravés… – qui imbiberait les sociétés contemporaines. Mais Pierre Breton, vicaire de l’évêché de Quimper, est plus nuancé: «Le black metal joue avec des thèmes que les adultes mettent à l’écart. Notre société veut ignorer la mort, le Mal, mais ces jeunes sentent que cela fait partie de l’existence. Sans jeu de mots, je pense qu’il ne faut pas les diaboliser, mais essayer de comprendre pourquoi ils en sont là.»

Dans les villages bretons touchés par les incendies d’églises, on en est encore loin. «C’est juste des jeunes qui ne savaient pas quoi faire de leur peau», estime une habitante de Saint-Tugdual. Depuis un an, la commune a pansé ses plaies: la chapelle Saint-Guen a été restaurée et sa charpente médiévale refaite à l’identique, après une réfection qui a coûté 600000 euros. La seule vraie victime du feu est un vitrail Renaissance, qui a volé en éclats et attend dans une boîte son hypothétique reconstitution. Sans oublier les certitudes des villageois, qui ne s’attendaient pas à voir ressurgir sur leur pas-de-porte, au XXIe siècle, le culte de Satan.